Samedi 6 avril (Buenos Aires - Argentine, suite).
Le dollar est à 2,75 pesos argentins et
à Sao Paulo (Brésil), où je serai dans 10 jours, un nouveau jeu social est
inauguré : des groupes armés s’emparent d’immeubles de luxe et fauchent tout
ce qu’ils peuvent, occupant les lieux parfois pendant plusieurs heures. Cela
fait plus de 30 fois depuis le début de l’année. Ici, à Matanzas, quartier
populaire de Buenos Aires, il y a une manifestation pour fêter la libération
d’un jeune « piquete », chômeur qui a participé à un barrage et a été
arrêté. Il y a là aussi beaucoup de tchatche au micro de différents leaders
qui se passent et repassent la parole.
Je passe une partie de l’après-midi avec
le couple Carrega (Zulema et Jorge) qui me font visiter en voiture le
quartier de Palermo, notamment, magnifique de richesse, avec son parc, ses
monuments, ses hôtels particuliers. Mes guides sont charmants et pleins de
ressources sur la connaissance de cette ville. Ils me ramènent à l’hôtel
après avoir pris un pot le long des docks aménagés.
Dimanche 7 avril.
J’avais prévu d’aller au quartier
populaire de La Boca (où se trouve le fameux club de foot Boca Junior), le
long de la mer, ancien quartier où débarquaient les immigrants italiens,
quartier dangereux, me déclare le Ministère des Affaires Etrangères
français ; puis je voulais aller au marché des Antiquaires de San Telmo. Je
n’ai pas le temps, vu le courrier que j’ai sur mon mail. Je n’ai pas pris
une fois le métro, ni un bus. J’ai tout fait à pied, sauf une fois un taxi.
Je suis un peu à plat. Il fait 150% d’humidité, ce jour, et à l’hôtel,
j’entends un américain qui renifle, avec le pif tout rouge ! Le pire, c’est
qu’en montant vers le Brésil et Cayenne, ça ne va pas s’arranger.
Gros titre de la presse : un policier
assassiné tous les 2 jours et demi depuis le début de l’année. Ce n’est pas
de la petite délinquance comme en France ! Et pourtant, les flics portent
des gilets pare-balle, mais on les abat à bout portant dans la tête. La
crise se manifeste aussi dans la sauvagerie.
Je prends le buquebus pour Montevideo
(Uruguay). 3 heures de voyage, 180 kms, 60 kms/heure. Derrière le bateau, 2
immenses gerbes d’eau, vu la vitesse du ferry. J’entends parler français,
anglais, brésilien, allemand. Il y a aussi un groupe de juifs, avec la
kippa, les lunettes à la Trotski, le large chapeau de feutre et la Thora
dans les mains. Il y a une communauté importante à Buenos-aires. J’ai envie
de leur dire deux mots au sujet de la survie du peuple palestinien, mais à
quoi bon, et puis ils sont peut-être anti-Sharon et anti-sionistes… En tous
cas, l’Ambassade d’Israël a été dynamitée ici, il y a dix ans : il n’en reste
que des traces qui ont été transformées en monument du souvenir.
Le port de Buenos-Aires est devenu un
port de faible activité. Je repère une dizaine de cargos, porte-containers
essentiellement. Les Porteños (nom donné aux habitants de B-A) n’ont plus de
vraie vie portuaire, un peu comme à Bordeaux. D’autres villes ont pris la
suite, pour cause d’éloignement de la ville au fond du Rio de la Plata qui
s’envase de plus en plus, avec les alluvions venues des fleuves et coûtent
très chers en travaux d’entretien et dragage. En passant au loin du port de
La Plata, je vois une douzaine de cargos ancrés au large.
La mer est toujours aussi rouge et il se
met à pleuvoir. Je suis entouré par beaucoup de jeunes . Une jeune fille
dort à mes pieds (eh oui !) en chien de fusil, jean et petit tee-shirt
blanc, comme beaucoup de jeunes dans ce pays. Elles me paraissent jolies :
mais est-ce objectif ou le fait que par l’éloignement de Mireille, j’ai
tendance à les regarder avec plus d’attention ? Elles ont un type
italo-espagnol-bronzé avec des profils fins et des yeux noirs qui me font
penser à la tête de Brassempouy.
Nous arrivons dans la nuit et sous la
pluie à Montevideo. Le port me paraît important et la baie profonde, avec
une ville située sur les collines en pente douce. Je suis dans un hôtel un
peu vieillot, comme moi, mais situé dans le centre.
Eh, les Ducalet et Descamps, tenez-vous
bien : concert de Clapton à la télé, il y a 12 ans, à Buenos-Aires. Ah,
Cocaïne !!! Mais je n’ai pas TV5, je serai privé d’infos.
L’Uruguay. Ce petit pays a une histoire
originale. Après l’élection à la présidence de la République d’un dénommé
José Battle (dont le petit fils est président aujourd’hui), en 1903, il y
eut légalisation du divorce, abolition de la peine de mort, journée de
travail de 8 heures, nationalisation des banques et des principales
industries. Ca s’est gâté par la suite avec des coups d’Etat militaires, le
dernier en 1973 pour 12 ans avec 80.000 arrestations, dont les célèbres
Tupamaros (du nom de Tupac Amaru, grand résistant au colon espagnol). 3,1
millions d’habitants, dont 40% à Montevideo.
Attentat à Bogota : une première
explosion a attiré du monde et une seconde est arrivée, avec 12 morts et
plus de 100 blessés ; le tout attribué aux Farc et donc, concert de
casseroles de protestation à Bogota.
Au Vénézuela, Chaves a décidé une
augmentation des salaires de base de 20%, alors qu’une grève est prévue
mardi. Il a en outre viré des dirigeants d’entreprises du pétrole en les
nommant à la télé et en ajoutant pour chacun : « Afuera ». Elégant !
Elections au Costa-Rica avec plus de 50%
d’abstentions, le taux le plus fort jamais vu.
Lundi 8 avril.
La presse annonce un niveau de 45%
d’inflation en Argentine pour 2002.
Ici, il fait beau et je vois peu à peu
que la vie est plus chère, de 10 à 15%, qu’en Argentine. En bas de l’hôtel,
sur la place, je vois une SDF qui doit vivre dans ce jardin public. Elle a
de nombreux sacs plastiques sous le banc qu’elle a accaparé et où
elle doit dormir. Derrière les poches, les cartons qui servent de lit sont
bien alignés. Je fais mes différentes démarches : 3 heures à pied sous le
soleil. J’ai donc visité le centre et le vieux quartier, entre port et côte,
à l’Ouest de la ville. Il y a une place immense avec de beaux immeubles
(quelques-uns du 19ème siècle, la plupart du début du 20ème),
mais encadrés par des buildings sans style. En me promenant, je repère une
affichette : « Les banques étrangères ne font appel à l’Uruguay que pour
blanchir leur argent sale ». On dit partout dans le monde que l’Uruguay,
c’est la Suisse de l’Amérique Latine, pour ses vertes prairies, par exemple.
Mais aussi pour ses banques qui, selon certains argentins, jouent des rôles
aussi douteux, financièrement, que les banques suisses. Je vois aussi des
banderoles d’enseignants en lutte et d’autres à propos des disparus pendant
la dictature militaire. Je découvre le café où Carlos Gardel (d’origine
uruguayenne) a créé dans les années 20 « La Cumparsita », « que les moins de
20 ans ne peuvent pas connaître », comme le chante Aznavour. J’admire enfin
de vaillants petits chevaux tirant des carrioles chargées de matériaux de
récupération, essentiellement de carton, triés par ces ouvriers de la rue et
de la crise. On entend le cliquetis rapide des sabots sur le bitume au
moment et après le coucher du soleil. Cela fait partie des petits boulots,
comme celui des nombreux distributeurs de prospectus dont la ville est
jonchée le soir.
A la télé, je vois en direct en
Argentine une manif qui envahit l’aéroport, puis le Sheraton, pour protester
contre la présence du FMI et une autre dans une banque d’un groupe de
personnes qui veulent récupérer leurs dépôts. Bagarre avec la police et
arrestation d’une femme, ivre de colère. Les flics se font traiter de « maricones »
par les clients. Ailleurs, une autoroute est coupée et une manifestation se
produit de nuit pour huer un ancien ministre mis en prison (j’en profite
pour corriger une erreur précédente : l’ex-président qui est menacé de
poursuites pour contrebande d’armes est Menem, le président risquant, lui,
des poursuites pour les 5 morts lors de la répression de la manifestation de
décembre à Buenos-Aires).
Mardi 9.
Temps couvert, entre 20 et 24°. A la
télé, beaucoup de pubs pour les cliniques, les médecins, les médicaments et
les médications les plus douteuses, et les système de santé, privés, bien
sûr ! Annonce de 10.000 licenciements dans les banques argentines, pour
cette année. Plus de 700 étrangers attaqués à Mexico par des bandes de
jeunes délinquants autour des hôtels, des aéroports, des gares. 12% des
américains, puis 10% des français. Ce jour, grève générale de 24h des chefs
d’entreprise et de syndicats contre la politique de Chavès au Vénézuela. A
Montevideo aussi, chute des réserves monétaires de la banque centrale, par
retrait des dépôts (surtout en janvier-février) et le dollar augmente.
Et la belle Maria Félix qui est morte !
Ah, « Les orgueilleux » et « Les héros sont fatigués » ! J’avais 15 ans et
les moiteurs de l’Afrique n’avaient d’égales que les miennes !
Je rencontre pendant une heure et demie
le responsable du Centre de Promotion et de Recherche sur le Temps Libre et
la Récréation (le mot n’a pas le même sens ici qu’en France). Puis je mange
au Marché Central de la ville. Je descends vers la mer, toujours aussi
marron. Ce côté nord de Montevideo est sans plage, la mer frappant la
digue ; une route à 6 voies la sépare de bâtiments style HLM, assez moches,
qui sont à moins de 100 mètres d’une usine à gaz qui me paraît assez
ancienne et serait classée Seveso en France. Cette entreprise appartient à
des intérêts français, m’a-t-on dit. Beaucoup de détritus dans l’eau :
serait-ce comme en Espagne, les décharges le long des falaises ? Le temps se
couvre, il bruine. Je vais à l’Ambassade de France, où je rencontre
l’attaché de coopération scientifique et technique, qui me donne des
adresses de personnes intéressantes à voir.
Le soir, je rencontre une partie de
l’équipe de Fabian Vilas et nous refaisons le monde dans un bistrot de
légende de la ville, avec quelques pichets de vin.
Et en Argentine, ça continue :
occupation par les piqueteros à Tucuman de la Place de l’Indépendance, avec
camping, grillades, pique-nique. Et grève des cheminots argentins à partir
de minuit. Manifestation des fonctionnaires devant le Ministère de
l’Economie argentin.
A Montevideo, grève générale dans
quelques jours contre le chômage (14,4%) et la hausse des prix.
Mercredi 10 avril.
El Pais local annonce en première page,
avec un gros titre sur 6 colonnes, la montée de la délinquance des jeunes,
avec 2 autres pages intérieures sur le même thème.
Hier, barrages de routes en Uruguay à
l’initiative des syndicats. Conflit entre ce pays et Cuba au sujet de
paroles blessantes qui auraient été prononcées par Fidel vis-à-vis de
l’Uruguay. Tout cela sent la magouille américaine, car il ne faut pas oublier
la motion contre Cuba à l’ONU. L’Uruguay a rappelé son ambassadeur et le
Sénat a voté une motion de censure contre Cuba ! Et pendant ce temps, la
grève se poursuit au Vénézuela contre Chavès en particulier, dans le secteur
pétrolier qui représente 40% de la richesse de Caracas. Tout cela n’est pas
net, car Chavès déclare que le pays fonctionne normalement. A Bogota, un
camion bourré de dynamite a explosé lorsque des policiers ont voulu sortir
un cadavre du véhicule ; malheureusement, il était piégé. Enfin,à la télé,
je vois un reportage sur Manu Chao et juste après, un clip publicitaire sur
la Défense des Droits de l’Homme. C’est Manu qui serait content de le
savoir ! Je subodore une campagne idéologique de grande ampleur en Amérique
latine de la part de gringos yankees pour préparer l’opinion à la
condamnation de Cuba.
Derrière moi, pendant le petit déjeuner,
2 personnes âgées, 2 femmes bien parcheminées, discutent de la victoire de
Penarol, qu’elles ont regardé à la télé hier soir. Elles savent tout des
résultats et des classements. Voila le lien social intégrateur de l’Amérique
Latine, avec le combat contre la pauvreté, beaucoup plus que la religion
catholique !
Je remercie pour leurs messages :
Jean-Pierre Augustin, Pierre Pommier, Cécile Niort, Solange Gayoso au
Brésil, Caterine Reginensi au Brésil, Cleisa à Sao Paulo, Marcela Rodriguez
à Montevideo, Christine Van Elsuwe, et bien sûr, Jean-Pierre et Delphine
Descamps.
Pensée du jour : « Le succès va
d’échec en échec sans que nous perdions notre enthousiasme ». Winston
Churchill. |
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