Buenos-Aires, mercredi 3 avril.
Dimanche 31, en prenant le bus pour
l’aéroport de Santiago, je m’aperçois que la ville est couverte d’ordures
fouillées par les chiens errants. Avec les fêtes de Pâques, il n’y a pas de
ramassage et les habitants, au lieu de garder les ordures chez eux,
continuent à les entasser sur les trottoirs. Après l’indifférence vis-à-vis
des autres et de l’environnement, qui nous a frappés, Mireille et moi, au
Chili, que vais-je trouver à Buenos-Aires ? Sûrement pas le tango (à part
pour le folklore), mais plutôt « la danse devant le buffet » (si vous me
pardonnez ce mauvais jeu de mots !). Même moi, je songe à profiter de ce
pays en retardant des achats nécessaires. C’est terrible d’être à la fois
culpabilisé par ce type de pratique, et en même temps de se dire que cela va
peut-être les aider (bonne conscience ?).
La neige a déjà bien fondu sur les Andes
avec la chaleur d’hier et d’aujourd’hui ; je l’ai remarqué en regardant le
jeu de deux amoureux se séparant, lui à côté de moi dans l’aire
d’embarquement, partant pour Madrid, et elle à l’extérieur, sur la bretelle
qu’utilisent les bus pour quitter l’aéroport. Il était très ému, et je me
voyais à sa place la veille, avec Mimi sur le départ. Ce qui m’a fait du
bien, c’est de penser que je commençais à me rapprocher de l’Europe, même
par un saut de puce dans l’espace-temps.
A Buenos-Aires, j’ai une petite chambre
tranquille et une pancarte me recommande d’économiser l’eau, pendant que les
toilettes coulent, comme tous les w-c que j’ai vus ou presque en Amérique
Latine.
Un chauffeur du Conseil de l’Europe en
Argentine m’attend à l’aéroport et nous discutons ; lui non plus n’a plus
confiance dans les politiciens et il se demande pour qui voter aux
prochaines élections. Moi aussi.
J’apprends que dans une province
d’Argentine, pour protester contre la hausse du prix de la farine, certains
boulangers ont distribué gratuitement le pain.
Lundi 1er avril.
Des inondations en Uruguay, où je serai
la semaine prochaine, 40 guérilleros tués en Colombie et ici en Argentine,
vingtième anniversaire de la guerre des Malouines ; arrivée d’une délégation
du FMI, crise du système de santé car les vaccinations anti-grippe pour les
vieux n’ont pu être mises en place cette année.
Ce jour, très beau ciel bleu avec un
vent frais. Je pars à pied durant 5 heures, sans avoir le temps de manger…
Je traverse le quartier de la Recoleta, culturel, historique, commercial et
gastronomique. Puis le quartier du Retiro avec les gares desservant les
villes de l’agglomération (12 millions d’habitants pour un pays de plus de
36 millions). Je descends vers une partie du port, puis je rentre dans la
réserve écologique de Costanera, qui longe la baie de la Plata : hérons,
canards de différents types, cygnes à col noir, poules d’eau, goélands et
bien d’autres. Je vais jusqu’aux berges du Rio de la Plata. Eaux sales et
terreuses comme à Cayenne, avec quelques charognes sur les bords constitués
de gravats.
Entre la ville et ce parc, il y a des
zones vertes utilisées par les gens pour faire des grillades, bronzer, jouer
au ballon ou faire du tennis, de la course à pied, du vélo.
Je remonte vers les docks et après un
passage dans une ancienne zone industrielle en cours de réaménagement,
j’arrive dans les docks remodelés, style Londres ou Amsterdam avec
restaurants, grands hôtels dont le Hilton, cafés, promenades. C’est plutôt
réussi d’un point de vue esthétique.
Je continue plus haut vers la Plaza de
Mayo, réputée en Europe pour les manifestations des mères de disparus. A
côté, la banque de Boston couverte d’affichettes dénonçant les voleurs et la
corruption, avec la photo du directeur où est écrit : « Wanted », avec des
croix pour signifier le sort qui l’attend (je rappelle que les dépôts sont
bloqués). Pas loin, la banque nationale, un monument aussi imposant que ceux
réalisés à Hollywood par Cecil B de Mille.
Puis je reprends la rue piétonne Florida
et je découvre les affaires : une chemise Dior en pur coton pour 220 F, un
costard à 250 F avec, en prime, la chemise et la cravate (mais pas Dior,
bien sûr).
Cette ville est splendide, la plus belle
que j’ai vu en Amérique Latine : larges avenues, places immenses, espaces
verts, beaux immeubles style Paris début de 20ème siècle avec
terrasses, balcons en fer forgé, décorations murales, buildings importants
mais qui n’écrasent pas encore la ville, même si elle s’est transformée dans
les trente dernières années. Le Corbusier est passé par là. Si je ne savais
pas que la crise est là, je ne me rendrais compte de rien. Les restaurants
(dans ces quartiers) et les cafés sont luxueux, le port de plaisance a ses
bateaux, les pâtisseries et les salons de thé leurs clients : tous les
riches ne sont pas devenus pauvres… Peu de SDF ou de mendiants, vers les
gares surtout. Par contre, d’autres signes ne trompent pas, tels le nombre
impressionnant d’appartements à louer ou à vendre, ou de magasins qui sont
vides. J’ai vu aussi les personnes qui couchent devant les bureaux de change
pour acheter des dollars US ou devant l’Ambassade d’Espagne pour obtenir un
visa. Il y en a qui louent leurs services pour garder la place
pour quelqu’un d’autre, ou même qui vendent leur place. L’humour a quand
même droit de cité dans ces cas-là, puisque j’ai vu cette affichette
s’adressant à la banque Naciòn : « Merci pour ce petit job ». Espantoso.
Mardi 2 avril.
Aujourd’hui, beau temps mais encore ce
vent frais du sud-ouest. Depuis hier, j’ai mal à la gorge. Je vais au siège
de l’Ambassade de l’Union Européenne voir l’Ambassadeur : une de ses filles
voulait entrer à l’IUT l’an passé, mais elle a bifurqué vers Montpellier. Il
me reçoit de façon très chaleureuse et m’invite très gentiment à manger chez
lui avec son épouse. J’accepte avec plaisir.
Je m’occupe de mon voyage à Montevideo,
puis vers Sao Paolo (déjà !) et, du haut de la tour d’Air France, je vois
l’étendue de cette ville du 27ème étage. Je rentre à l’hôtel,
fatigué et fiévreux. Ce soir, lit. J’ai vu ce jour des signes nouveaux pour
moi de la crise : dans les jardins, beaucoup de SDF. Je les reconnais à
leurs visages fatigués, burinés et barbus. Mais aussi aux sacs plastiques
qui transportent leurs affaires et ils croisent des personnes qui ont des
sacs de grandes marques de vêtements qu’ils viennent d’acheter en profitant
des soldes (liquidaciòn). Mais j’ai vu aussi des files devant les bureaux
de change où des gens veulent acheter des dollars et les promeneurs des
chiens des bourgeois, sans oublier les inévitables racoleurs pour inviter à
entrer dans tel ou tel restaurant.
Mercredi 3 avril.
Je note l’influence française : les
restaurants, l’architecture, la mode, la lingerie, les voitures (Peugeot et
surtout Renault. 2 taxis sur 3 sont des Renault. Peu de voitures
américaines, car le prix de l’essence augmente régulièrement.
L’ambassadeur m’informe qu’un accord est
en train d’être négocié entre le Mercosur et l’Europe, et bien sûr les USA
ne voient pas forcément d’un œil favorable ce type d’initiative… De plus,
l’Argentine va vraisemblablement voter contre la résolution présentée à
l’ONU par les américains pour condamner Cuba à propos des Droits de l’Homme.
Ce matin, mon rhume empire, je tousse,
la fièvre monte (mais pas à El Pao). Je pars à mon rendez-vous avec le
secrétaire académique de l’Institut de Communication de l’Université de
Buenos-Aires, avec laquelle Bordeaux 3 et l’IUT ont une convention. Il va
informer du Colloque les Sciences de l’Education, les formations de Travail
social, de communication et éducation, de communication communautaire, de
sociologie, etc.
La Fac est en pleine agitation et les
murs antiques à l’intérieur sont couverts d’affiches avec slogans contre les
corrompus, les profiteurs, les affameurs, les politiciens, les vendus, les
golpistes : « Que se vayan todos ! ». Des mots d’ordre aussi contre le FMI
de différents mouvements politiques anarchistes, d’extrême gauche et
péronistes. A l’entrée, un immense dazibao : « En las aulas y en las calles,
luchamos por la educaciòn y la liberaciòn del pueblo ».
Au premier étage : « Seamos realistas,
preguntemos el imposible ! ». J’interroge les étudiants autour, aucun ne
connaît l’origine du slogan. Je leur fais un peu d’histoire.
L’après-midi, après un repas succulent
chez l’ambassadeur et son épouse, je rencontre un chercheur très connu ici
en Sociologie de la culture, puis le responsable de l’institution publique
de formation dite du temps libre, avec une forte influence des idées de J.
Dumazedier.
Je m’occupe d’avertir de mon arrivée les
contacts en Uruguay et au Brésil, puis je fais ma chronique. Il est presque
10 heures du soir, je vais manger pour nourrir la fièvre, comme disait ma
grand-mère ; je crois que le régime de travail de ce jour la tue, mais je
suis crevé.
Je
remercie pour leurs messages Jean-Pierre Augustin, Delphine et Jean-Pierre
Descamps, Liliana Marino (j’ai appelé ses parents et ses amis), Ana Silva au
Portugal, Pierre Pommier, Bernard Séguier, N. Alves au Brésil, Cleisa au
Brésil.
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